Je l'avoue, j'ai, il y à longtemps, acheté ce disque (en vinyle, une réédition) rien que pour sa pochette. Elle m'interpellait, je la trouvais (et la trouve toujours, d'ailleurs) un peu dérangeante. Cette teinte rose, mais surtout ce personnage, cet homme dont on ne voit pas la tête (il est légèrement penché en avant et ça donne l'impression qu'il est décapité), juché sur des chaussures à talons mais vêtu de pantalon et chemise (il se peut aussi que ça soit une femme, ce personnage, ceci dit), debout sur un rebord, au-dessus de l'eau, comme sur le point de se foutre à la baille pour se tuer. C'est à mes yeux une des pochettes les plus étranges et fascinantes que je connaisse (le verso de pochette est bien frustrant : rien, sur fond blanc, juste le tracklisting en bas). Cet album date de 1981 et est le deuxième, et dernier, album de Marquis De Sade, un groupe de rock français à tendance new-wave (cold-wave plutôt) fondé en 1977 à Rennes (de cette ville bretonne et ses environs naîtront, entre la fin des années 70 et le début des années 80, plusieurs groupes ou artistes du même genre musical, on peut notamment citer un certain Etienne Daho), qui se séparera peu après cet album (ils se sont reformés le 16 septembre 2017 pour un concert unique ayant donné lieu à un live). Les différents membres fonderont leurs groupes : Marc Seberg et Octobre. Le premier album, sorti en 1979, s'appelait Dantzig Twist. Le second, celui-ci donc, s'appelle Rue De Siam. La rue de Siam est une des artères les plus connues de la ville de Brest (mais il y à aussi une rue de Siam à Marseille et à Paris ; cependant, c'est en pensant à Brest que le groupe a nommé ainsi son album).
Le très décevant verso de pochette (pas de bordure noire à la base)
Le groupe est constitué, au moment de la sortie de ce disque, du chanteur Philippe Pascal (qui fondera Marc Seberg), du guitariste Frank Darcel (qui fondera Octobre), du guitariste Frédéric Renaud (décédé en 2013), du bassiste Thierry Alexandre et du batteur Eric Morgen (Morinière de son vrai nom), accompagnés ici des saxophonistes Daniel Paboeuf et Philippe Herpin (qui bossera souvent avec Goldman), du trompettiste Eric Le Lann et du claviériste Mico Nissim. Parmi les anciens membres, Christian Dargelos (chant, basse entre 1977et 1978) et Anzia (guitares). Marquis De Sade, rien que le nom du groupe et l'artwork de son album en dit long sur le fait que ce n'est pas un petit groupe pop aux chansons débiles et enfantines. De fait, cet album est un des plus sombres, glauques de l'histoire du rock français. De la cold-wave pure à faire pâlir Joy Division et The Cure par moments. Les textes (heureusement proposés sur la sous-pochette illustrée de photos individuelles des membres du groupe, Philippe Pascal pose avec les joues creusées, comme pour imiter un junkie - à noter que les paroles sont proposées sans précision du titre de la chanson concernée) sont majoritairement chantés en anglais, mais deux d'entre eux sont en français (avec un tout petit peu d'allemand aussi). Les titres sont parfois de petits poèmes : Cancer And Drugs (un des deux titres en français malgré le titre), Back To Cruelty, Iwo Jima Song... Les guitares sont résonnantes, curiennes ; le chant est parfois un petit peu sous-mixé mais quand même très audible, et la voix de Pascal est à la fois froide comme un tombeau et très expressive ; la basse est terrassante ; les cuivres viennent apporter un peu de couleur (mais pas de chaleur) dans tout ça.
Sous-pochette
Les thèmes sont de la pure cold-wave. On y parle de relation SM qui semble avoir très mal tourné (Wanda's Loving Boy) ; de came et de maladie (Cancer And Drugs, les paroles font froid dans le dos, quand je pense que le groupe est passéà la TV à l'époque pour y interpréter ce titre !) ; de folie (Stairs And Halls semble parler d'un homme enfermé dans un asile, cherchant à s'enfuir, et son final laisse entendre le chanteur hurler, dans les profondeurs du mix, help ! I'm drowning !, ce qui pourrait être, ou ne pas être, une allusion à la mort du roi fou Louis II de Bavière, mort noyé dans le lac de son propre château, dont il cherchait à s'enfuir - on l'avait enfermé pour son propre bien) ; de la guerre et de ses séquelles (Iwo Jima Song) ; de suicide (Rue De Siam/Submarines And Icebergs ; la seconde partie du morceau est un long passage instrumental apaisant et troublant à la Eno) ; de contestation politique (S.A.I.D. qui signifie Struggle Against Ideological Deviations) ; et Final Fog (Brouillard Définitif) parle, elle, de la très étrange mort, dans la prison allemande de Stammheim, de plusieurs membres de la Bande à Baader, ce fameux groupe terroriste anarchiste allemand. Plusieurs membres y seraient morts, par suicides, entre 1976 et 1977, mais dans certains cas, les circonstances seraient assez troublantes, la chanson n'y va pas par quatre chemins et parle même de handed suicide (suicide assisté). On le voit, les thèmes sont joyeux, ensoleillés, donnent envie de danser (ironie), et ne sont en tout cas pas étonnants vu le nom du groupe. Musicalement remarquable, doté de textes parfois très forts, Rue De Siam est un petit chef d'oeuvre glaçant, glacial, maîtrisé de bout en bout, indéniablement un des meilleurs albums de rock français. A découvrir ou redécouvrir absolument ! Il est cependant, hélas, pas toujours super facile à se procurer, mais sachez que le CD offre deux bonus-tracks sympas, dont une reprise du White Light/White Heat du Velvet Underground, une des très évidentes références du groupe. A noter aussi que le premier album, bien que moins maîtrisé, est également àécouter.
FACE A
Back To Cruelty
Wanda's Loving Boy
S.A.I.D.
Stairs And Halls
Silent World
FACE B
Cancer And Drugs
Iwo Jima Song
Final Fog (Brouillard Définitif)
Rue De Siam/Submarines And Icebergs