Ce disque est magnifique, magique, hors du temps. Il ne vieillit pas, ou alors très bien, il se bonifie. Je dis ça, parce que cet album, Easter, le troisième de Patti Smith, date de 1978, ce qui signifie qu'il fête cette année ses 40 ans d'existence (il les a fêtés le 3 mars dernier précisément). Ces 11 titres, ces 41 minutes, sonnent aussi majestueusement en 2018 qu'en 1978. C'est à mes humbles yeux et surtout oreilles le sommet de la carrière pourtant loin d'être négligeable (tout le monde n'a pas eu la chance de démarrer sa carrière avec un single tel que Hey Joe/Piss Factory et un album tel que Horses, croyez-moi) d'une des plus grandes artistes rock de tous les temps. Patti Smith, poétesse, rock-critic (ayant collaboréà Rolling Stone, Creem), auteure de chansons pour d'autres (Blue Öyster Cult notamment, dont elle aurait trouvé carrément le nom du groupe ; elle sortira un temps avec un des membres du groupe, Allen Lanier), écrivaine tout simplement (je vous recommande son livre de souvenirs Just Kids, qui parle essentiellement de sa relation avec le photographe Robert Mapplethorpe, ils ont vécu au Chelsea Hotel pendant un moment, cotoyant toute une faune d'intellectuels et de rockers, qui feront assez rapidement (et Mapplethorpe la poussera fortement dans cette direction) qu'elle déclamera ses poèmes en public, avant de, carrément, passer au rock. Son groupe de base, c'était Lenny Kaye (un autre rock-critic) à la guitare, Ivan Kral (un réfugié tchécoslovaque) à la guitare et la basse, Richard Sohl au piano et Jay Dee Daugherty à la batterie. Autoproduit, son premier single sort en 1974. Son premier album, Horses, produit par John Cale, sortira en 1975 sous une pochette signée Mapplethorpe, mythique. On en parle comme d'un des albums ayant préparé au mouvement punk. Musicalement, ce n'est pas du tout punk, mais il y à un côté do it yourself indéniable. Surtout, c'est un disque fortement intellectuel, Patti cite Rimbaud, Huey Smith, Peter Reich, elle cotoie Sam Shepard, Tom Verlaine (de Television), Allen Ginsberg... L'album est aduléà sa sortie. Un an plus tard, Radio Ethiopia, quasiment aussi bon (Pissing In A River), est, lui, démoli par la presse. Blessée sur scène à la nuque, Patti se repose. Et prépare son retour.
Ivan Kral, Bruce Brody, Lenny Kaye, Jay Dee Daugherty
Ca sera ce disque au titre sans équivoque ('Pâques', la fête religieuse de la résurrection du Christ) enregistré avec les mêmes musiciens, sauf Richard Sohl, malade et remplacé, pour cet album, par Bruce Brody. Produit par Jimmy Iovine, Easter sera un immense succès, le plus grand de la carrière de Patti il me semble, et ce, grâce à une chanson qu'elle a co-écrite avec Bruce Springsteen (qui, en live, la chantera souvent, comme elle ; prenez son quintuple album Live 1975/1985 et vous en aurez une version absolument excellente), mais qu'elle chante, sur la version studio, seule (Bruce le Boss brille par son absence sur Easter, tout comme sur les autres albums de Patti) : Because The Night. Une des meilleures et des plus connues de Patti, une chanson absolument tubesque et qui résume assez bien cet album : rock, mais très accessible. Horsesétait remarquable, mais des morceaux comme Birdland ou Land, longs de 9 minutes et très verbeux, il faut s'accrocher parfois. Sur Radio Ethiopia, le morceau-titre, long de 10 minutes, était assez abrasif. Easter est quasiment pop en comparaison, très formaté grand public, mais la qualité est totale. Ca démarre en fanfare avec un morceau héroïque, Till Victory, sur lequel Patti chante comme si elle était en train de mener un bataillon vers un combat qui s'annonce victorieux. Sa voix sonne comme un hérault de la volonté humaine. Space Monkey (sur lequel Sohl fait sa seule apparition sur l'album) est un morceau plus sombre, se terminant sur des cris de singes (imités par un des membres du groupe, vraisemblablement). Because The Night suit, puis le sublime et lent Ghost Dance, morceau assez folk et proche de la native american music. Un petit passage de poème déclamé live, Babelogue (Patti y est comme en transe, elle semble à la fois terrifiée d'être sur scène, bafouillant un peu, et totalement habitée par son propre texte) est suivi d'un Rock'n'Roll Nigger féroce (Outside of society, that's where I wanna be) où elle laisse, sur le second couplet, le chant à Lenny Kaye, son fidèle partenaire musical.
La face B s'ouvre sur Privilege (Set Me Free), morceau hypnotique aux paroles librement adaptées du Psaume 23 de la Bible, (l'album possède d'ailleurs, jusqu'à son titre comme je l'ai dit plus haut, pas mal de références à la religion) et également inspiré du film Privilège de Peter Watkins (1967). Une sublime chanson, mais la suivante est encore plus belle : We Three. Chanson sur un triangle amoureux (une femme amoureuse de deux frères, ne voulant pas choisir), elle est peut-être, ou peut-être pas, inspirée par la vie de Patti, mais même si ça serait totalement inventé, elle chante cette chanson avec une force de conviction et une émotion telle que le doute est permis. Splendeur absolue, douce et amère, c'est pour moi le sommet du disque, et c'est dommage qu'elle ne soit pas plus connue. Puis arrive un doublé de chansons (aucune pause entre les deux, c'est comme si on avait découpé une seule chanson en deux plages audio, en fait, plutôt que deux chansons) : 25th Floor et High On Rebellion, sa conclusion totalement anarchique. Le morceau, ou doublé de morceaux c'est comme vous voulez, est le passage le plus rock (avec Rock'n'Roll Nigger) de l'album, Patti et son groupe y sont totalement déchaînés. Ce n'est pas très subtil musicalement parlant, mis ça fait du bien par oùça passe, et la dernière partie est totalement destroy, Patti braille plus qu'autre chose. En tout, 6 minutes hallucinantes. 6 minutes, c'est aussi la durée de Easter, le dernier titre, une splendeur hypnotique qui vous fout dans une transe lumineuse, le final est à tomber par terre, impossible de ne pas avoir envie de réécouter tout le disque après. C'est la conclusion parfaite, un peu mystique, langoureuse, étrange, d'un album parfait, le meilleur de Patti, malgré l'extraordinaire Horses. Majeur et culte, totalement essentiel.
FACE A
Till Victory
Space Monkey
Because The Night
Ghost Dance
Babelogue
Rock'n'roll Nigger
FACE B
Privilege (Set Me Free)
We Three
25th Floor
High On Rebellion
Easter