On peut utiliser le mot 'anthologique', là ? Oui, on peut. En fait, on doit. Car ce disque de 1970, double à sa sortie et désormais simple CD de quand même 77 minutes (un morceau de plus, et il restait double !), est véritablement anthologique. Le fait qu'il n'ait pas très bien marchéà sa sortie, à cause d'une pochette assez moche, d'une absence de crédits des musiciens dessus (en tout cas, au recto), et au fait qu'il soit double et, donc, vendu cher, est une injure à la face du rock. Layla And Other Assorted Love Songs (un titre d'album à coucher dehors au milieu de l'autoroute un soir de fêtes) est un régal, sinon, un double album anthologique (il ne me semblait pas l'avoir encore dit, non ?) offrant le meilleur du meilleur d'Eric Clapton, car c'est de lui qu'il s'agit. Enfin, en partie, car ce disque est signé Derek & The Dominoes, un supergroupe fondé par Clapton en 1970 une fois l'expérience d'un autre supergroupe (Blind Faith, un album unique et grandiose en 1969) achevée dans la douleur. Et une fois une autre expérience de supergroupe (le Plastic Ono Band de Lennon, au cours d'un festival live organisé pour la paix mondiale, à Toronto, en 1969) achevée. Clapton participe, en 1970, à l'enregistrement du triple album All Things Must Pass de George Harrison (qui sortira à peu près en même temps que Layla..., en fin 1970), et au cours des sessions, fait la connaissance de quelques musiciens très talentueux avec qui, une fois l'enregistrement fini, il s'envolera pour Miami afin d'enregistrer, sous la houlette du légendaire ingénieur du son et producteur Tom Dowd (Cream, Allman Brothers Band...), ce double album. Les musiciens sont Bobby Whitlock (claviers), Jim Gordon (batterie) et Carl Radle (basse). Clapton est à la guitare et chante. Mais ce n'est pas tout.
Ce n'est pas tout, car Clapton a eu la brillante idée d'engager Duane Allman, guitariste des Allman Brothers Band, pour le seconder à la gratte. C'est d'ailleurs difficile de dire qui joue quoi sur l'album, l'ambiance de franche émulation entre les deux guitaristes, le bouillant sudiste et le flegmatique britannique, ayant entraîné un jeu de miroirs, c'est à celui qui imitera le mieux le style guitaristique de l'autre. Malgré qu'il fut, à l'époque, en pleine addiction à l'héroïne, Clapton assure du feu de Dieu sur Layla And Other Assorted Love Songs, disque tout sauf gai qui fut inspiréà Clapton par sa difficile relation amoureuse avec Patti Boyd, la femme de son pote George Harrison (qui finira par quitter l'ex-Beatles pour vivre avec Clapton, mais ça ne durera pas éternellement entre les deux amoureux). Clapton s'inspirera d'un conte persan, Layla et Majoun, pour cet album sur l'amour éternel et difficile. L'album aligne 14 titres, reprises ou originaux, tout fantastiques, tous interprétés par Clapton exception faite du dernier morceau, Thorn Tree In The Garden, complainte sur un chien décédé et enterré sous un arbre, chantée par Bobby Whitlock, achevant étrangement l'album. Le morceau le moins bluffant est probablement It's Too Late, qui ouvre la dernière face, mais ce titre peu original est tout de même sympa.
Sinon, l'album aligne les perles : Bell Bottom Blues, Nobody Knows You When You're Down And Out, I Looked Away, Keep On Growing, Tell The Truth, Why Does Love Got To Be So Sad ?, Little Wing (reprise ahurissante d'Hendrix, qui n'aura pas le temps de l'entendre : enregistrée avant sa mort, elle sort après), Key To The Highway (une reprise aussi, morceau le plus long avec quasiment 10 minutes), Anyday, Have You Ever Loved A Woman et, et, et... Layla. Rien que les 7 minutes de ce morceau, l'avant-dernier de l'album, sont légendaires. Si la version acoustique présente sur le mythique Unplugged que Clapton a fait en 1992 (et comprenant aussi une version de toute beauté de Nobody Knows You When You're Down And Out) est éternelle, l'originale, dont le riff sert aujourd'hui de jingle des publicités pour la marque de voitures Opel, l'est tout autant. Avec ce riff tétanisant en intro, ce chant allumé de Clapton, cette ambiance de feu grégeois... et cette seconde partie instrumentale, constituée d'un solo de guitare remarquable et surtout d'un solo de piano (composé par le...batteur, Jim Gordon !) à tomber. Layyyyyyyla...you got me on my knees...Layla est une chanson monumentale, une des plus grandes chansons de l'histoire du rock, et assurément la meilleure de Clapton, qui considère lui-même l'album comme son sommet.
Un disque majeur dont l'insuccès commercial sera pris comme un affront personnel par un Clapton alors accro à l'héro (il mettra quelques années à revenir au niveau, il faudra attendre 1974 et son excellentissime 461 Ocean Boulevard pour ça), il faut dire que sa pochette n'aidera pas, ce tableau étant peu attrayant... Au dos, des guitares, godasses et dominos, avec les crédits (titres et musiciens), à noter que le nom du supergroupe vient de la mauvaise prononciation d'un annonceur de club qui, au lieu de prononcer le nom correctement, dira Derek & The Dominoes. Or, à la base, Clapton voulait appeler son groupe Eric & The Dynamos (le but de ce groupe était de jouer sous un faux nom pour créer la surprise). A l'intérieur de la pochette, des photos du groupe en répétition à Miami, au studios Criteria. Les dessous de bras de Jim Gordon sont désormais légendaires (de belles marques de transpiration tout sauf glamour). Aussi légendaires que cet album définitivement grandiose, un double album comptant parmi les meilleurs au monde, un disque produit à la perfection (quel son ! Les guitares de Clapton n'auront jamais aussi bien sonné, idem pour celles d'Allman, qui sortira transcendé par cette expérience) par un Tom Dowd en état de grâce. Un album essentiel.
FACE A
I Looked Away
Bell Bottom Blues
Keep On Growing
Nobody Knows You When You're Down And Out
FACE B
I Am Yours
Anyday
Key To The Highway
FACE C
Tell The Truth
Why Does Love Got To Be So Sad ?
Have You Ever Loved A Woman
FACE D
Little Wing
It's Too Late
Layla
Thorn Tree In The Garden