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La cocaïne est sans doute une came euphorisante, festive, et augmentant parfois les capacitées intellectuelles et créatives, mais c'est aussi et surtout une drogue aussi dure que l'héroïne ou le crack, et parmi ses nombreux inconvénients, elle fait saigner du nez, elle fait maigrir à vue d'oeil et ressembler à un rescapé de Sobibor, et elle rend encore plus paranoïaque que la paranoïa elle-même. Pourquoi cette intro en forme de cours de morale ? Pour expliquer, rapidos, l'état dans lequel David Bowie était entre 1974 et 1977, période pendant laquelle il a certes livré quelques albums imparables (Young Americans, Low, "Heroes" et le disque dont on va parler maintenant), mais pendant laquelle il fut, aussi, en totale errance. Pour tout dire, cet album, de 1976, Station To Station, dont je vais reparler maintenant (car j'en avais déjà fait une chronique en 2009), Bowie ne se souvient pas de l'avoir enregistré, tellement il était ailleurs en 1975/76. Earl Slick, guitariste collaborant sur le disque (une de ses premières collaborations avec Bowie, collaboration pas achevée, Slick jouant sur The Next Day, le dernier opus en date, sorti récemment), a lui aussi de beaux trous de mémoire en pensant à l'enregistrement de cet album pourtant charnière. Bowie affirmera qu'une des rares choses qu'il sait à propos de l'enregistrement, il les sait parce qu'il les a lus ou entendues de la bouche de ses collaborateurs de l'époque ! Notamment le lieu d'enregistrement (Studios Cherokee d'Hollywood, Los Angeles). Pour vous dire à quel point la came est dégueulasse : non seulement Bowie, à l'époque, est maigre comme du fil de fer et paranoïaque au possible, mais sa mémoire en est défaillante, il a vécu toute cette période en un gigantesque brouillard de coke !
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Malgré tout cela, Bowie a réussi un disque surpuissant avec Station To Station. Le disque est sorti en 1976 sous une pochette que Bowie exigera de mettre en noir & blanc pour la photo (et qui est issue, la photo, du film L'Homme Qui Venait D'Ailleurs, de Nicholas Roeg, film de SF de 1976 qui marqua la première expérience de Bowie au cinéma, et sa meilleure ; un film dans lequel il joue un extra-terrestre humanoïde tombé sur Terre pour tenter de sauver sa propre planète, et qui va hélas sombrer, découvrant tous les vices de la Terre, et parmi eux, le pouvoir, l'argent et la came ; Bowie n'a jamais autant ressemblé au personnage du film que dans sa vie privée et publique de 1975/1976), pochette qui, pour la réédition CD EMI, sera refaite en couleurs, sans le large cadre blanc. Au dos, la liste des morceaux, rien d'autre. A l'intérieur, on découvre une photo de Bowie, assis par terre, en train de dessiner, au fusain apparemment, un Séphirot (symbole de la Kabbale), chose qu'il fait aussi dans le film de Roeg en tant que Thomas Jerome Newton (nom d'emprunt de son personnage d'alien). L'album est plutôt court, 38 minutes et 10 secondes précisément (j'ai tellement entendu le disque que je connais son timing par coeur), pour seulement 6 titres. 6 titres qui sont autant de manières de voir l'album. Un album imprégné de soul, de funk aussi (mais surtout de soul), de mysticisme.
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Un album qui est pour Bowie l'occasion de mettre en avant son nouveau personnage scénique, le Thin White Duke. Costume de scène sobre jusqu'à l'extrême (chemise blanche, veste sans manches noire, pantalon noir, cheveux bien peignés), Bowie évoluant, sur scène, sur fond noir, très classieux. Très 'germanique', aussi, d'ailleurs, un peu comme le Lou Reed de la tournée Rock'n'Roll Animal (mais avec une tenue classieuse plutôt que cloûtée). Bowie, par la suite, qualifiera ce personnage de Thin White Duke ('Mince duc blanc') de méchant, dangereux, un ogre qui a littéralement bouffé la personnalité de Bowie de l'époque. En 1976, Bowie se distinguera par plusieurs sorties qu'il reniera fortement par la suite : il fera un bref salut nazi à ses fans à la gare de Victoria, à Londres, quand ils viendront l'accueillir ;il déclamera, à la TV suédoise, qu'il faut un gouvernement fasciste à l'Angleterre afin de bien redresser tout ça ; il déclamera être fasciné par les grands nazis tels que Goëbbels, Himmler... Entre ça et sa tendance à la fascination pour l'occulte (Aleister Crowley, la Golden Dawn...) et pour l'oeuvre de Nietzsche, fascination déjà existante en 1969/71 (The Width Of A Circle, Quicksand, The Supermen), il y à plusieurs choses, dans le Bowie de l'époque, qui peuvent être gênantes. Tout le monde a droit à sa part d'ombre, et n'allez pas qualifier Bowie de facho ou de raciste : comme Jérôme Soligny, un de ses amis (une de ses relations) et journaliste de Rock'n'Folk, l'avait dit dans un article concernant le Bowie de 1975/76, on ne saurait qualifier de raciste quelqu'un ayant épousé une Somalienne (Iman, en 1992, ils sont toujours ensemble) et ayant eu, dans ses groupes de scène (et de studio), au moins un musicien de couleur depuis 1974 (Carlos Alomar, George Murray, Gail Ann Dorsey...).
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Réédition CD de l'album
Mais, comme je l'ai dit plus haut, Bowie était encore plus enfariné qu'une table de travail d'un boulanger en 1975/76, et nul doute qu'il ne mesurait pas tout ce qu'il disait, et que ses obsessions de longue date ont pris le dessus sur lui. Côté parano, il paraît que Bowie, à l'époque, vivait dans une semi-crainte perpétuelle, qu'il craignait un certain Jimmy Page (oui, le guitariste de Led Zeppelin, grand admirateur d'Aleister Crowley, au point d'avoir acheté le manoir dans lequel a vécu Crowley ; Bowie était plus ou moins persuadé que Page était un mage noir et qu'il lui voulait du mal ; la drogue, putain, c'est pas bien du tout, les mecs, pas bien du tout), qu'il vivait cloîtré, dans une baraque avec plein d'antiquités égyptiennes... Il dérivait dans les 40èmes Rugissants, le Bowie, en 1975/76. Pas étonnant qu'il dise ne pas se souvenir de l'enregistrement de ce disque dont, je n'ai, au niveau du quatrième (déjà !) paragraphe de ma chronique, pas encore réellement parlé. Le disque est paranoïaque, camé, on le sent à l'écoute. Plein d'allusions, de sous-entendus qui ne seront compréhensibles que de ceux ayant bien révisé leur Bowie de l'époque. Comme je l'ai dit, seulement 6 titres, mais franchement, rien à jeter. Station To Station est clairement le sommet de Bowie ; ses albums précédents sont dans l'ensemble immenses (...Ziggy Stardust..., Hunky Dory), et pas mal des suivants le seront aussi (la trilogie berlinoise, notamment, ou aussi Heathen, Scary Monsters (& Super Creeps) ou The Next Day), mais l'album de 1976 est le pinacle. L'album offre une reprise (Wild Is The Wind, à la base une chanson signée Dimitri Tiomkin, une chanson apparaissant vraisemblablement dans un film, vu que Tiomkin était un compositeur de musiques de films) et cinq originaux. Une des chansons, Golden Years, la plus courte (4 minutes), et la première à avoir été enregistré, était pressentie, au départ, pour être offerte à Elvis Presley, qui refusera. C'est finalement Bowie lui-même qui la chantera, et comme il a bien fait ! Difficile, en revanche, de distinguer la face sombre de l'album par le biais de cette chanson.
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Bowie dessinant le Sephirot à même le sol
Le reste est en revanche très sombre, parfois teinté de spiritisme, de mysticisme, comme Word On A Wing, chanson messianique en pleine influence Jacques Brel/Scott Walker. Ici, Bowie est en phase totale avec le Très-Haut, il parle à Dieu comme il ne l'avait encore jamais réellement fait (et ne le fera quasiment plus). Cette chanson achevant la face A est d'une beautéà faire pâlir tous les marquis de Sade, à faire frémir les putain de la rade... Wild Is The Wind, qui, elle, achève la face B et donc l'album, est émouvante au possible, Bowie y chante avec sa plus belle force de conviction. A-t-il chanté aussi bien, autrefois, que sur Station To Station ? Je ne sais pas. Certes, Moonage Daydream, Life On Mars ?, Rock'n'Roll Suicide, Quicksand sont intouchables vocalement parlant (et pas que vocalement, d'ailleurs), mais sur Station To Station, Bowie atteint une maîtrise totale. Et si c'est l'usage de la came qui en est la cause, il y aura au moins eu un bon côtéà la période cocked-out de Bowie (en plus d'avoir enregistré de grands albums). L'album offre aussi une sorte de blues/boogie décontracté du bulbe et parlant d'une jeune femme bouffée par un poste de TV (Vidéodrome avec 6 ans d'avance sur le film de Cronenberg, hé hé), TVC 15 (avec ce piano entêtant de Roy Bittan du E-Street Band de Springsteen, et avec les oh oh oh oh oh de Bowie en gimmick), sans doute la chanson la moins percutante de l'album en raison d'un petit sentiment de lassitude face à la redondance du morceau (les vocalises déjà citées, mais aussi le final Traaaansition...Traaaansmition.... Oh my TVC 15, oh oh, TVC 15), mais le morceau reste excellent (et il ouvre la seconde face). Juste après se trouve la tuerie funk/rock de l'album, le démentoïde Stay et son riff de la mort létale.
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Bowie en 1976 à la gare de Victoria, Londres : le fameux incident du 'salut hitlérien'
Et il reste un morceau à aborder avant d'en avoir fini avec l'album, et il ne s'agit pas de n'importe lequel morceau, vu qu'il s'agit de Station To Station, long de 10 minutes (c'est le plus long ici), et ouvrant les hostilités. Entre allusions cryptiques (The return of the Thin White Duke, throwing darts in lovers' eyes, the return of the Thin White Duke, making sure white stains : White Stainsétait le nom d'un recueil de poésies d'Aleister Crowley, et le coup des fléchettes plantées dans les yeux des amants - throwing darts in lovers' eyes - est une allusion probable à un meurtre de la sorte qui fut commis par des adeptes de Crowley) et double atmosphère (d'abord langoureux, contemplatif, avec bruit de fond de train au début, guitare distante, piano entêtant et ambiance doucereuse ; puis un funk/rock endiablé), plus les allusions à l'état de santé de Bowie (It's not the side-effect of the cocaine) ; entre tout ça, difficile de voir en Station To Station une simple chanson de 10 minutes ne servant qu'à prendre un peu de place - la moitié de la place - sur la face A de l'album (pourtant, à la sortie du disque, la chanson sera parfois critiquée pour sa longueur). Ce morceau, clairement le meilleur de l'album (et pas par rapport à sa longueur) devant Wild Is The Wind et Word On A Wing, est une pépite magistrale, culte, une progression haletante qui, en live (voir Stage de 1978, voir le Live At Nassau Coliseum de 1976, présent dans le coffret collector de Station To Station paru en 2010), sera un cheval de bataille jamais négligé. Avant de finir la chronique, il ne me reste qu'à parler des musiciens participant à l'album, j'en ai déjà cité quelques uns : Earl Slick (guitare), Roy Bittan (piano), mais aussi Carlos Alomar (guitare), George Murray (basse), Dennis Davis (batterie), Warren Peace (choeurs). Bowie, en plus du chant, y tient guitare, moog, mellotron et saxophones La production est de Bowie et d'Harry Maslin. Les décors sont de Roger Hart et les costumes de Donald Caldwell. Amen.
POST-SCRIPTUM : The "Isolar Tour" ou "Station To Station Tour"(by Leslie Barsonsec The Bowie Warrior) :
Il est parfois des mystères inexpliquables dans la longue histoire du rock... Pourquoi l'orgiaque tournée US des Stones en 72 n'a jamais donné de témoignages officiels ? Pourquoi avoir attendu 2003 pour avoir un live du Zep au sommet de sa forme ? Et tant d'autres encore...
Dans le cas de Bowie, le mystère se situe en 1976. En effet, toutes les tournées principales du Thin White Duke ont eu droit à leurs sarcophages audio et vidéo : tournées Ziggy (Santa Monica et Ziggy Stardust Motion Picture), tournée Diamond Dogs (le très décriéDavid Live), tournées Low/"Heroes" (Stage), et même le Serious Moonlight Tour, cette merde de Glass Spider Tour avec son Frampton peroxydé, jusqu'au Reality Tour de 2003-2004...
Mais la plus sublime de ces tournées demeure le fils maudit : l'"Isolar Tour" qui a suivi le dementiel album traité par Clash ci-dessus. Et pourtant Dieu que cette tournée a flirté avec le divin. Fini le grand spectacle des tournées précédentes, les changements de costumes de Ziggy, le crâne embrassé sur Cracked Actor... Back to basics ! Fortement traumatisé par l'esthétique berlinoise des années 30, Bowie opte pour un éclairage blanc au néon on ne peut plus spartiate. Question tenue de scène, il garde le strict minimum : il ressemble plus à un garçon de café qu'au guignolo qu'il a incarné des années durant. Cheveux courts tirés en arrière pour mieux souligner son visage en forme de lame de couteau, Bowie laisse enfin la part belle à la musique (à noter, chaque représentation s'ouvrait avec la diffusion du Chien Andalou de Bunuel et Dali ! Première partie la plus intello de l'histoire !).
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Le Thin White Duke
Le groupe qui l'accompagne sur cette tournée est typique de l'époque : Tony Kaye aux claviers, le fidèle Carlos Alomar en chef d'orchestre (un génie méconnu aussi à l'aise dans les rythmiques soul que dans les virus de STS ou de Low...), Dennis Davis aux drums (élève de Max Roach et Elvin Jones, no shit !), et George Murray à la basse. Seul Earl Slick manque à l'appel pour des raisons financières... Il est remplacé au pied levé par le dénommé Stacey Heydon qui s'acquittera de la tâche avec bonheur.
Malheureusement les bandes retraçant la tournée sont rarement de qualité satisfaisante : le concert du Nassau Coliseum est parfait mais ne contient que 10 titres sur 16, les bandes de Boston ou Rotterdam sont pas mal mais incomplètes... Alors demeure pour les mordus absolus l'enregistrement des dernières répétitions à Vancouver la veille du départ officiel de la tournée (qui s'achévera à Paris en Mai 76, cocorico !). Facile à dénicher sur le Net, cet enregistrement est un must-have absolu ! (malgré l'absence du seul Diamond Dogs)
On y'entend un groupe souverain qui honore un repertoire en béton armé. Le Station To Station qui ouvre le bal est exécuté de main de maître sur dix minutes (seule boulette : Bowie s'enrhume dans les paroles !). Suffragette City est une des rares résurgences de l'ère Ziggy pour montrer aux fans que Bowie assume l'héritage. Waiting For The Man est proposé dans une version déconcertante, quasi-disco (????!!!!), qui a dû rendre Lou Reed fou de rage !Mais on s'y accomode vite... Comme sur l'album, Word On A Wing est un pur moment de grâce. Bowie ne chantera plus jamais aussi bien que lors de cette année de grâce 1976... Stay prend la relève pour nous donner des fourmis dans le bassin, effet garanti sur les dancefloors ! Alomar s'en donne à coeur joie et démontre, si besoin en était, sa science de la rythmique funky apprise dans les clubs d'Harlem. Un poil moins rapide que la version de Stage, elle est hautement délectable. Les solis finaux sont extraordinaires...
TVC 15 a un peu de mal à décoller en comparaison, bonne chanson mais un poil conventionnelle et rigide. La bonne humeur semble toutefois de mise si l'on en juge par les interjections que se lancent les zicos au début du morceau... Première véritable surprise du set, Sister Midnight qui ne paraitra qu'un an plus tard sur The Idiot de l'Iguane. La basse mafflue et claquante de Murray se taille la part du lion, version moins robotique que l'officielle.
Séquence émotion-nostalgie avec un medley contenant Life On Mars et Five Years, moment bienvenu dans la fournaise funk-industriel. Panic In Detroit prend le relais avec brio dans une version bien plus convainquante que celle du David Live, plus furieuse et sanguine. Malgré un final un peu trainant en longueur... Le Alright ! final de Bowie témoigne cependant du travail bien fait. Fame ne m'a jamais plus plu que ça, cette version ne fait pas exception.
Bowie demande plus de lumière et Changes nous ramène en 1971. Bowie se paume lamentablement dans les paroles dès le premier couplet (pas de prompteur, à la dure !) et scate pour donner le change, version détendue du gland ! Les zicos lui donnent un influx groovy sur les refrains. The Jean Genie est doté d'un final à rallonge où Kaye et Heydon se battent en duel, alternant avec des délires vocaux de Bowie. Queen Bitch perd de son impact en passant à la moulinette funky, très très décevant... Pour finir, l'hymne Rebel Rebel s'en sort mieux...
Mon Dieu, qu'il devait faire bon au Pavillon de Paris en Mai 1976... Et comme d'habitude, je n'ai pas pu m'empêcher d'en faire des tartines...
FACE A
Station To Station
Golden Years
Word On A Wing
FACE B
TVC 15
Stay
Wild Is The Wind